Savez-vous quelle est la différence entre l’industrie et la construction ? Selon Pierre Chemillier, dans « L’épopée de l’industrialisation du bâtiment après la guerre 1939-1945 », l’industrie fonctionne dans une logique de produit là où la construction fonctionne dans une logique de projet. Selon lui, l’industriel conçoit et fabrique selon un processus continu et intégré et produit dans une usine fixe avec des machines utilisées par une main d’œuvre, lui permettant d’atteindre un certain niveau de production et de qualité. Alors que dans la construction, chaque projet est conçu par un architecte en fonction du souhait et du terrain de son client. Tous les projets sont donc différents, puisqu’ils dépendent du client. Il y a d’abord une commande, puis une production qui peut être effectuée par plusieurs entreprises si les travaux sont décomposés en lots.
Au fil du temps, constructeurs et architectes ont commencé à se demander si industrialiser la construction ne serait pas la solution aux dégâts causés par les deux guerres qui ont touché le monde. En effet, après ces deux guerres mondiales, il a fallu reconstruire et vite : logements, commerces, bâtiments publics, écoles… À cette époque, le secteur du logement est prioritaire et exige, pour reconstruire rapidement, la série et le volume. C’est la naissance des Grands Ensembles et des Zones à Urbaniser en Priorité (ZUP). Vers 1960, l’industrialisation touche d’autres secteurs que le logement, notamment le secteur scolaire.
Dans cet article, nous vous proposons donc de retracer l’histoire de l’industrialisation de la construction, qui mènera au “hors-site” répondant à des besoins urgents notamment pour le secteur de l’éducation.
Les prémices de l’industrialisation de la construction
L’industrialisation n’est pas un phénomène nouveau dans le secteur de la construction. En effet, le débat autour de l’industrialisation du bâtiment aurait plutôt commencé après la Première Guerre mondiale de 1914-1918, sous l’influence de quelques pionniers comme Walter Gropius ou encore Le Corbusier. Ces constructeurs et architectes ont été impressionnés par les résultats obtenus par l’industrie, notamment automobile. On voit alors l’émergence d’une théorie : l’architecture doit suivre le modèle automobile et devenir un produit industriel.
En 1928, un concours national est organisé en France par les Forges de Strasbourg pour répondre à la surproduction de l’acier dans le pays et ainsi se positionner sur le marché naissant de l’habitat en kit. De ce concours, résultera « un modèle de maison dont la structure métallique très fine aux courtes portées était ensuite complétée à l’envie avec trois types de panneaux en tôle : un module de porte, un autre de fenêtre, et un module plein[i]. »
L’architecture préfabriquée est décrite comme ayant de nombreux avantages : « la préfabrication est un des moyens les plus efficaces de combattre l’action des intempéries, principal obstacle à la rapidité et à la qualité de la construction. », explique Auguste Perret en 1935. De plus, l’architecture préfabriquée permet également la diminution des coûts de conception grâce à la multiplication du nombre de constructions et à la diminution de la main d’œuvre nécessaire.
La fin de la Seconde Guerre mondiale : un tournant radical
En 1945, le parc immobilier existant étant déjà très insuffisant à l’époque, était en grande partie détruit. La fin de la Seconde Guerre mondiale marque alors un tournant radical dans le secteur de la construction. En effet, le secteur rencontre une pénurie de main d’œuvre et de logements. Si à la fin de la Première Guerre mondiale, « seuls » treize départements français ont subi des dommages de bien matériels, ce n’est pas le même constat qui est tiré à la fin de la seconde Guerre mondiale. En effet, aucun département n’a été épargné par les opérations militaires et les bombardements : près de deux millions de logements sont endommagés, ce qui représente 15% du parc immobilier de l’époque, laissant 700 000 familles sans toit[ii]. Il était donc plus qu’urgent de reconstruire pour reloger. Rapidement, et grâce notamment à l’influence des différents architectes cités ci-dessus, l’idée que seule l’industrialisation et le recours à la préfabrication pourrait permettre de construire vite, à un moindre coût et sans disposer de la main d’œuvre qualifiée nécessaire, s’impose. Pour cela, de nombreuses constructions industrialisées voient le jour grâce au procédé Camus.
Le procédé Camus
Le procédé Camus a été breveté en 1948 et inventé par l’ingénieur des Arts et Manufactures, Raymond Camus. Ce procédé va connaître un immense succès dans le secteur de la préfabrication et va permettre de fabriquer industriellement jusqu’à huit logements par jour. La première construction utilisant ce procédé a lieu entre 1949 et 1951, lors de la reconstruction du Havre. Il s’agit d’un immeuble de douze logements sur trois étages.
Le procédé Camus consiste à préfabriquer intégralement en usine de grands panneaux porteurs pour chaque face d’une pièce d’un logement. Chaque élément est constitué d’un cadre en béton armé, rempli de béton léger. Il faut ensuite attendre 48 heures que le tout sèche, puis les éléments sont transportés par camion sur le chantier où ils sont assemblés grâce à des engins de levage et de manutention. Après avoir relié les fers entre eux et coulé du béton, le tout forme un joint en béton armé. Il ne reste plus qu’à poser les dalles du plafond et du sol pour terminer l’ouvrage[iii].
En 1958, la création des Zones à Urbaniser en Priorité (ZUP), visant à regrouper les logements à construire de manière à réduire les dépenses d’équipements publics, favorisa l’utilisation des méthodes d’industrialisation de la construction. Les années 1960 marquèrent un tournant important pour le secteur de la construction. En effet, les besoins en logements étaient devenus moins importants et pressants. L’industrialisation de la construction commence à toucher d’autres secteurs que celui du logement, notamment celui du secteur scolaire.
L'explosion scolaire
À la base, le milieu scolaire a besoin de reconstruire pour réparer les dégâts causés par la guerre : « les destructions avaient atteint près de 6 000 classes dans l’enseignement du premier degré. Dans le second degré, c’est 46 lycées et collèges qui ont été détruits et 106 lycées ou collèges étaient partiellement touchés[iv]». Mais au fil du temps, ce n’est plus la réparation des dégâts causés par la guerre qui a engendré le besoin de construire rapidement, mais ce que Louis Cross appelle : « l’explosion scolaire ». En effet, après la Seconde Guerre mondiale, la France connaît un changement important dans sa configuration démographique et voit sa population passer de 40 506 639 habitants en 1946 à 49 778 540 en 1968, puis à 52 655 802 en 1975. Ce phénomène est plus communément appelé le « baby-boom ».
En 1951, la Commission Le Gorgeu établie un Plan de l’Équipement scolaire, universitaire, scientifique et artistique qui prévoit une augmentation du nombre d’élèves de 40% pour l’année 1959-1960. En tout, quatre autres Plans de l’Équipement scolaire suivront. Tous les niveaux scolaires sont concernés par la politique en faveur de la préfabrication et de l’industrialisation du bâtiment. Fait marquant de cette construction/reconstruction d’établissements scolaires, entre 1966 et 1975, 2354 collèges sont construits, soit un collège par jour ouvrable !
Au fil du temps, les demandes en constructions de masse s’essoufflèrent, et les grands ensembles furent rejetés au profit de constructions plus innovantes et de qualité. Peu après 1977, la politique des modèles (suivre un modèle de construction industrialisé élaboré par un architecte) fut abandonnée pour le secteur des constructions scolaires. La préfabrication de bâtiments scolaires en masse n’a plus lieu d’être. Pour autant, la construction hors-site a continué à se développer et est aujourd’hui considérée comme une réelle « opportunité pour le secteur de la construction[v]».
L’avènement de la construction hors-site
« Faut-il encore penser la construction comme XIXe siècle, lorsque la population était de 1,5 milliard contre 7,5 milliards aujourd’hui, et plus de 10 milliards annoncés pour 2050 ? » C’est la question que se posent Karim Beddiar, Aurélie Cléraux et Pascal Chazal, dans leur ouvrage « Construction hors-site » paru en 2021. Dans un monde où les ressources sont de plus en plus limitées, « entrer dans une économie circulaire est une nécessité absolue ».
Faiblesses des gains de productivité, retard du développement du progrès technique et de la transformation numérique, hausse des coûts de construction, problèmes liés aux ressources humaines avec un secteur qui peine à trouver de la main d’œuvre en raison de conditions de travail trop difficiles (accidents du travail, maladies professionnelles, troubles musculosquelettiques, exposition à des produits chimiques et cancérogènes,…), autant de problèmes que la construction hors-site permet de résoudre. En effet, la construction hors-site permet de mieux contrôler la qualité, de réduire les coûts de construction ainsi que les délais grâce à la fabrication et l’assemblage en usine, et permet notamment de construire de manière plus durable en réduisant l’utilisation des ressources naturelles, comme l’eau et le sable, beaucoup utilisés dans la construction traditionnelle. D’après le rapport « L’industrialisation de la construction » demandé par Julien Denormandie, alors ministre du Logement, le secteur du bâtiment représenterait encore 20 à 25% des émissions en France et la construction générerait près d’un tiers des déchets de l’ensemble de l’économie à l’échelle mondiale.
A contrario, les processus de fabrication en usine atteignent un taux de production de déchets entre 1 et 3%, car les matériaux sont découpés sur-mesure dans l’usine, de manière beaucoup plus contrôlée et le tri et le recyclage des déchets se fait beaucoup plus simplement en usine que sur un chantier. La construction hors-site répond donc aux différents enjeux d’aujourd’hui, notamment environnementaux, ainsi qu’aux problèmes de coûts et de délais. Si le secteur du logement est connu pour utiliser ce type de construction, c’est également le cas du secteur du scolaire.
Par exemple, en 2020, la mairie de Saint-Geniès-Bellevue a décidé de faire construire en hors-site son centre périscolaire. Cette technique a permis à la mairie de limiter les nuisances sonores sur le chantier car un autre groupe scolaire se trouvait à proximité. Résultat, c’est un bâtiment de 350 m² qui a vu le jour, composé de 10 modules. Le bâtiment est composé de plusieurs matériaux avec une structure principale en acier, une ossature secondaire en bois et une dalle en béton. Il aura ensuite fallu à peine deux jours pour livrer et monter les modules entre eux.
Les constructions réalisées en hors-site peuvent donc être menées avec n’importe quels matériaux, que ce soit du bois, du béton, de l’acier ou encore du container maritime…
Zoom sur : les constructions hors-site en béton
Comme nous l’avons vu, les constructions modulaires en béton sont déjà bien connues dans le secteur de la construction. Ce type de construction qui était en vogue après la guerre, a continué de se développer. Aujourd’hui, de nombreuses constructions sont réalisées de cette manière. En 2016, 92 logements étudiants en préfabriqués béton ont vu le jour à la Rochelle, il s’agit de la résidence étudiante Aziyadé. Véritable prouesse, la résidence a été construite en seulement 7 mois grâce à une industrialisation de la construction. En effet, les studios ont été réalisés en usine puis assemblés sur leur emplacement final, une ancienne usine. Ce projet, permet donc la réhabilitation d’une ancienne friche industrielle.
En 2018, un bâtiment modulaire dédié à une cantine scolaire pour la ville d’Etoile-sur-Rhône est construit. Le réfectoire de 150 m² a été adapté au confort des enfants et du personnel. Les modules qui composent le bâtiment ont été réalisés dans un atelier avant d’être acheminés sur le site pour y être assemblés, en seulement 8 semaines !
Zoom sur : les constructions hors-site à base de bois
En 2016, la ville de Juvignac, située dans le département de l’Hérault, a fait le choix, suite à des délais à tenir très serrés et l’envie d’avoir un bâtiment durable, de se tourner vers la construction modulaire en bois local pour son futur groupe scolaire. Au-delà de l’urgence du chantier, il fallait prévoir l’avenir de cet équipement public. « Paradoxalement, les locaux d’une école sont, en fait, sous-utilisés si on lisse la moyenne des heures de classe sur l’année entière. Nous voulions donc des espaces modifiables et même transportables. Dans un premier temps, la moitié de l’espace sera adaptable afin d’être partagé : centre aéré durant les vacances, salles de réunion pour les associations hors calendrier scolaire, etc. À terme, des salles de classe peuvent être entièrement déplacées pour s’ajuster à notre carte scolaire si besoin[vi]. », a expliqué le Maire de la ville. C’est donc 157 modules en ossature bois qui ont été préfabriqués dans l’atelier de l’entreprise en charge du projet, puis assemblés sur le chantier en 2017.
C’est également le choix qu’a fait la ville de Bourg-lès-Valence, qui a décidé de faire construire une école primaire modulaire en bois. Pendant les travaux, les enfants avaient cours dans des espaces modulaires provisoirement installés sur un terrain de sport, qui ont par la suite été intégrés à la nouvelle école de 575 m².
D’autres infrastructures scolaires ont également été réalisées à base de bois, comme cette crèche de 450 m² demandée par la ville d’Harfleur en 2013. Tous les modules ont été réalisés en atelier, puis acheminés par camion jusqu’au chantier où ils ont ensuite été assemblés.
Zoom sur : les constructions hors-site à base de containers maritimes
Mais la construction modulaire hors-site ne s’arrête pas seulement au béton ou au bois. Depuis quelque temps déjà un autre mode de construction est apparu pour devenir une branche à part entière de l’architecture : la cargotecture. Nous parlons de cargotecture pour désigner l’architecture container. Comme vous le savez, pour pallier l’accumulation de containers maritimes dans les ports du monde entier, nous utilisons aujourd’hui les containers pour construire aussi bien des maisons, que des centres commerciaux, pour réhabiliter des friches industrielles ou encore des résidences universitaires. En bref, le mot cargotecture est utilisé pour désigner un bâtiment qui a été partiellement ou entièrement construit à l’aide de conteneurs maritimes recyclés. Et comme pour le secteur du logement, le container maritime est beaucoup utilisé pour construire des infrastructures scolaires.
La construction française la plus emblématique d’infrastructure scolaire en containers maritimes reste la résidence universitaire A Docks, située au Havre. En effet, il s’agit de la première résidence étudiante française construite sous le principe même de la cargotecture. La résidence a été construite en moins d’un an, contre deux ans et demi pour une résidence classique, pour un budget de 5 millions d’euros. Elle fut inaugurée en 2010, par la ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque, Valérie Pécresse. Pour les étudiants, cette résidence universitaire leur permet de se loger à moindre coût, puisqu’un studio de 25 m² est proposé au prix de 305 euros par mois.
Autre construction, l’école de Chauray, qui a été agrandie de 450 m² grâce à un bâtiment composé de 17 containers maritimes. Les containers ont été travaillés dans l’atelier de l’entreprise chargée du projet, qui a réalisé les découpes et les ouvertures pour les portes et fenêtres. De l’extérieur, impossible de deviner que le bâtiment est fait de containers maritimes grâce au bardage qui a été posé. Il aura fallu à peine trois mois pour terminer cet ouvrage, qui reste plus écologique d’un bâtiment classique grâce à l’upcycling des containers maritimes permettant d’avoir un bâtiment avec une empreinte carbone réduite.
Autre agrandissement en containers d’une école, réalisé également par Benoît Rougeron, en qualité de maître d’œuvre, il s’agit de l’école de Dampierre-en-Burly, construite en 4 mois. 6 containers high cube de 40 pieds et 6 containers high cube de 20 pieds ont été nécessaires. L’agrandissement a permis d’accueillir une classe de CP-CE2 et une classe de CE2-CM2 ainsi qu’une salle des professeurs et le bureau du directeur.
En Île-de-France, et plus précisément dans la commune de Lagny-sur-Marne, c’est une bibliothèque qui a été réalisée à partir de 3 containers maritimes 20 pieds high cube. Le bâtiment a une surface totale de 45 m². Située dans une école maternelle, la bibliothèque est dédiée aux enfants, pour leur permettre de lire et d’apprendre dans un endroit calme. Une jolie réalisation signée Containerflex, basé à Meaux, membre du réseau Netbox.
Autre infrastructure possible en containers maritimes, un centre de loisirs comme celui-ci réalisé pour la ville de Sainte-Néomaye. Après avoir été isolés, les 6 containers qui composent le centre ont été recouverts d’un bardage en bois. À l’intérieur, le bâtiment est composé de trois salles d’activité, d’une salle de réunion, de sanitaires, et d’un bureau. Projet également mené par Benoit Rougeron, membre du réseau Netbox.
En 2018, une micro-crèche a également vu le jour à Panazol, une commune de la Haute-Vienne constituée entièrement de containers maritimes recyclés par le talentueux constructeur de maison Green Habitat, également membre de l’alliance Netbox.
Références
[i] Préfabrication et combinatoires Emergence des processus de personnalisation de masse dans les expérimentations architecturales d’après-guerre.
[ii] EFFOSSE, Sabine. Chapitre II. Le logement dans l’immédiat après-guerre : une priorité secondaire, 1945-1949 In : L’invention du logement aidé en France : L’immobilier au temps des Trente Glorieuses [en ligne]. Vincennes : Institut de la gestion publique et du développement économique, 2003 (généré le 23 novembre 2021). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/igpde/1764>. ISBN : 9782821828360. DOI : https://doi.org/10.4000/books.igpde.1764.
[iii] Delemontey, Y. (2007). Le béton assemblé: Formes et figures de la préfabrication en France, 1947-1952. Histoire urbaine, 20, 15-38. https://doi.org/10.3917/rhu.020.0015
[iv] Aleyda Resendiz-Vazquez. L’industrialisation du bâtiment : le cas de la préfabrication dans la construction scolaire en France (1951-1973).
[v] Michel, B., Rivaton, R. (2021). L’industrialisation de la construction.
[vi] https://hors-site.com/lecole-nelson-mandela-version-3d-bois-soleil-occitan/